Sessions 18 à 21
La sente elfique
Année 2954 T.A.
Le printemps succéda à l'hiver mais la rudesse du destin n'en demeura pas moindre. Aux dires des messagers et des marchands, le "grand roi" s'était éteint en des lieues lointaines. Le royaume du Gondor pleurait Turgon, son vingt-quatrième intendant. Dans la Cité blanche, la rumeur de la résurgence de l'Ombre et de son seigneur noir à ses portes n'était pas innocente au lent trépas de son régisseur. C'était désormais Echtelion II qui siégeait à côté du trône vacant. Au Rohan, dans les vastes terres herbeuses aux portes du Rhovanion, le roi Fengel aussi était mort. Son fils et héritier Thengel lui succéda. Mais chaque homme des bois doutait et s'inquiétait de ce nouveau roi. Pourrait-il égaler la force et la prestance de son géniteur ? Saurait-il résister à l'influence maléfique du seigneur sombre ? Mais ces hommes et ces terres étaient lointains et d'autres inquiétudes plus immédiates accaparaient l'esprit des hommes des bois en ce printemps. Car ici, des créatures viles sortirent des bois. Venant du nord, elles contournaient la forêt pour rejoindre le sud. Chauves-souris, orques et gobelins assaillirent, pillèrent et tuèrent sur leur route, meurtrissant la vallée de l'Anduin telle une saignée. A leur approche, les hommes des bois se barricadèrent, se cachèrent mais beaucoup tombèrent et les tertres poussèrent. Les célébrations funéraires et les pleurs furent nombreux et le deuil enveloppa de son linceul le cœur des vivants. Les hommes des bois attendirent l'été dans l'espoir de laisser le soleil réchauffer leur cœur meurtri. Et l'été vint et avec lui la désolation. Un sombre nuage envahit les cieux depuis le sud-est. Gorgé d'eau, il noya la forêt et les terres alentours d'innombrable pluies diluviennes. Au sud de Rhosgobel, ces ondées torrentielles déversèrent sur la forêt une gangue noire telle une cendre humide. Le Tarn Noir en fut enseveli et chacun à Bourg-les-bois se questionnait sur leur devenir.
Cette question, Eberulf l'ancien se la posait et il nous convia à sa table un soir de cet été-là. L'homme était épuisé et les traits tirés de son visage l'attestaient. Comme chacun, il était attristé par ce printemps meurtrier, par la perte de tant d'hommes et de femmes. Un choix s'imposait à lui et il nous demanda notre aide. La communauté du Tarn Noir requérait l'appui de ses sœurs. Durement affaiblie par les assauts des orques et les pluies noires, ses cultures pourrissaient et ses réserves s’évanouissaient. Et comme un malheur ne venait jamais seul, même le lac noir montrait un tout autre visage, ses berges étaient devenues boueuses et ses poissons rarissimes. Les demoiselles du Lac elles-mêmes avaient disparu. Cachées ou traquées ? Nul ne savait.

Ceawyn le généreux portait bien son nom. La Porte du Soleil moins meurtrie offrait son aide. Ses greniers regorgeaient de ressources à partager mais les convoyer vers le Tarn Noir était hautement périlleux. Le vil Morgdred et ses hommes harcelaient chaque convoi empruntant le Goulet de la Forêt. Il s'avérait primordial pour la survie du Tarn Noir de trouver un nouveau passage plus sûr. Eberulf évoqua un chemin elfique plus au nord du Goulet et nous demanda de le retrouver et de le baliser afin d'en faciliter l'emprunt vers la Porte du Soleil. Malheureusement, il ne pouvait nous adjoindre que peu d'hommes. Ceux épargnés par l'invasion gobeline se consacraient aux cultures et à la défense des villages. Nous acceptâmes sans retenue la requête d'Eberulf. Ce dernier nous en remercia. Son visage souriait de soulagement.
Nous ne prîmes que peu de temps pour nous préparer au voyage vers le Tarn Noir. Dès le lendemain nous étions sur le départ. Trois jeunes chasseurs - Barald, Gerold et Rathar - d'une vingtaine d'année tout au plus nous accompagnaient. Eberulf nous fit un au revoir chaleureux et bienveillant. Nous quittâmes Bourg-les-Bois et marchâmes d'un bon pas vers le sud. Fidèle à nos habitudes, je guidais notre groupe. Les pluies torrentielles avaient dénaturé les lieues parcourues. La forêt s'était assombrie et son sol gorgé d'eau était un bourbier. Sur notre route nous croisâmes deux hommes en détresse. Perdus, ils arrivaient de la Porte du Soleil et étaient porteur d'un message pour Radagast le brun. Nous nous souvînmes des deux frères - Woulfred et Willicar - car au cours de nos pérégrinations passées nous avions festoyé avec eux dans la grande salle de leur communauté. Ils nous contèrent qu'ils avaient été attaqués en chemin par les hommes de Morgdred. Ils déploraient la perte de deux d'entre eux et ne devaient leur survie qu'à une course poursuite endiablée mais victorieuse. Éreintés et errants, ils cherchaient leur route vers Rhosgobel. Nous les revigorâmes mais les avertîmes néanmoins de la disparition du mage depuis plusieurs semaines. Ce dernier ne s'était pas montré depuis belle lurette. Nous les quittâmes et les saluèrent sans oublier de leur indiquer quelques repères pour rejoindre aisément leur destination.

Quatre jours plus tard, à l'approche de la soirée, nous atteignîmes le Tarn Noir et sa vision fut terrifiante. La gangue gluante empoissait et noircissait les feuillages et les terres, laissant une odeur de brûler agressive et désagréable envahir nos narines. Le village qui dominait le lac en était aussi recouvert, ses murs en rondin comme ses toits de chaumes. Les ruelles de terre étaient boueuses et nos bottes s'y embourbèrent lorsque nous les parcourûmes en direction de la grande salle. Les bâtisses, pour nombre d'entre elles, étaient délabrées par la sauvagerie des pluies. Sur notre chemin, les villageois que nous croisâmes avaient tristes mines et étaient fort amaigris. On ne mangeait pas à sa faim ici.
Nous trouvâmes Ameleoda dans la grande salle. Elle donnait des instructions à quelques hommes et femmes. A notre vue, elle nous sourit d'un sourire désespéré. Son visage était creusé mais ses yeux brillaient encore d'une vive énergie. Elle s'avança vers nous et fit une franche accolade à Vannedil puis salua respectueusement le reste de la troupe. Un soulagement certain se lisait sur ses traits car elle savait la raison de notre venue. Elle se dit même heureuse qu'Eberulf ait confié la tâche à notre équipée. Elle nous conta ce qui n'était qu'une évidence. Le ciel avait durement frappé sa communauté tout comme les assauts répétés des orques mais aussi l'incessant harcèlement des hommes de Morgdred. Les gens dépérissaient et leur espoir - si tant il survivait - n'était plus qu'une frêle flamme dans le vent. Les récoltes étaient gâtées et le lac, autrefois si nourricier, tournait le dos à son peuple. Ses berges s'étaient métamorphosées et son eau assombrie. Les algues y avaient proliféré et par endroit, les poissons crevaient le ventre à l'air. Sans compter les attaques systématiques des convois franchissant le Goulet par Morgdred et sa clique. L'homme agissait avec couardise et perfidie depuis le Grand Rassemblement. Elle était aussi sans nouvelle des dames du Lac si protectrices auparavant. Sa communauté était en péril, elle en mesurait tous les malheurs. L'aide généreuse de Ceawyn et des siens de la Porte du Soleil était inespérée. Elle porta un toast à notre réussite, nous l'accompagnâmes. Nous poursuivîmes notre conversation et veillâmes en bonne compagnie ce soir-là, une parenthèse chaleureuse dans l'oppression pesante de l'Ombre. Pour redonner du baume au cœur, Beleg entonna un chant d'espoir accompagné de sa lyre qui narrait l'alliance des elfes et des hommes contre la noirceur du sombre sorcier. Je quittais l'assemblée après le chant car je souhaitais repos et quiétude mais mon sommeil fut agité.

Au matin nous nous retrouvâmes à la grande salle. Ameleoda nous mis en garde car le lac avait bien changé et se montrait piégeux. Sa crue avait inondé de nombreuses zones sèches. Le contourner pour rejoindre les pierres jumelles s'avèrerait périlleux. Elle nous alerta aussi sur la présence manifeste d'araignées au nord du Goulet. Sur ce, nous partîmes et Ameleoda ne nous avait pas menti. Suivre la berge du lac fut laborieux, le sol était un immense bourbier. Je ne reconnaissais aucun signe ni repère car le lac avait étendu ses bras de toutes parts. La végétation avait changé en un vaste marécage noirâtre. Les insectes nocifs pullulaient. Je me fiais donc à mon instinct et m'engageais à suivre la direction que je jugeais bonne. Mais très vite je doutais de mes choix et nous piétinâmes. Puis de pas en pas, nous reprîmes vers le nord jusqu'à nous rendre compte que nous étions suivis. Notre poursuivante n'était autre qu'une demoiselle du Lac. Elle était habillée d'une robe très fine telle une toile d'araignée sombre. Nous nous présentâmes comme des amis de Radagast. La voix de la Dame était cristalline et douce. Son nom était "Eau sombre" et elle cherchait ici les raisons du noircissement du lac. Elle nous interrogea sur nos motivations, si nous cherchions à aider les hommes des bois. Nous acquiesçâmes et dévoilâmes notre but. Elle nous guida alors par les tourbières et les mares vers les pierres jumelles tout en nous demandant si nous avions rencontré le mage brun. Nous lui répondîmes malheureusement par la négative car sa présence à nos côtés aurait été plus qu'appréciée. Puis lorsque nous atteignîmes le début de la sente elfique, elle nous fit une révérence. Nous la remerciâmes mais je restais interloqué devant cet être frêle qui s’évanouit dans les bois détrempés.
