Sessions 22 & 23
Eaux et tumultes
Année 2955 T.A.
Aux derniers jours du printemps, je pouvais dire sans mal que les mois écoulés furent douloureux pour la communauté des Hommes des bois. Écoutant une rumeur persistante, plusieurs hommes et femmes étaient partis en forêt rechercher des trésors oubliés sous des tertres anciens. Nombreux ne revinrent pas et ceux qui y parvinrent, pour les plus chanceux, furent bredouilles. J'appris aussi l'effondrement à Castel-Pic d'une veine d'étain étouffant dans ses décombres beaucoup de mineurs. Une bien triste nouvelle. En conséquence, la communauté soufra d'un affaiblissement important de son approvisionnement en minerais et tout particulièrement en étain. Le bruit courait que l'écroulement de la mine résultait de l'activité gobeline sous la montagne et cela amplifia l'inquiétude de tous dans la Lisière Ouest. Les bateleurs aussi avaient souffert. La grande migration des orques et autres engeances de l'Ombre l'année passée avait parcouru nos terres et longé ainsi la rivière noire harcelant les marins. Nombre d'entre eux avait perdu au mieux leurs bateau et marchandises et au pire leur vie. La communauté chercha alors des hommes et des femmes prêts à accompagner sur les flots les rescapés. Au mois de juin, je participais à cet effort commun comme batelier en remontant avec Vannedil la rivière sur l'esquif du bateleur Baldac. Nous étions montés à bord de sa large barque à Bourg-les-Bois et nous avions retrouvé là le jeune protégé de Beleg, Arnulf. Du haut de ses vingt ans, assis sur une caisse un arc fin sur ses genoux, il affichait le visage fier de ceux qui servent pour le bien d'autrui. Nous montâmes alors le courant sur plusieurs jours pour atteindre Fort-Bois et sa magnifique salle commune ouvragées. Là, nous y fîmes halte pour débarquer nos marchandises et attendîmes le lendemain pour en charger de nouvelles que nous devions remettre à Rhosgobel et au Tarn Noir. Ce jour-là, sur les quais aux pieds de la haute colline du village, nous ne ménageâmes pas nos efforts. En d'incessants va-et-vient, nous chargeâmes sur la barge du bateleur de nombreux lots et caisses et les arrimâmes solidement au pont. Le navire à fond plat se prêtait à merveille à cet exercice et très vite les ballots de tissus et de nourritures comme les caisses d'outils et d'armes s'entassèrent harmonieusement. Au cours de notre travail harassant sous une chaleur naissante, nous eûmes la surprise d'être hélés par Beleg depuis les quais. Par une heureuse coïncidence, notre ami elfe avait fait halte à Fort-Bois la veille et poursuivait ce matin-là sa route vers le sud pour Rhosgobel dans l'espoir d'y rencontrer Radagast. Nous lui proposâmes sans hésitation, mais avec l'autorisation de Baldac, de se joindre à nous. Cela emplit de joie son protégé lorsque notre ami accepta de bon cœur. Nous ne tardâmes pas à finir le chargement pour partir aussitôt sur les flots calmes de la rivière. Profitant du courant, Baldac guida son embarcation vers l'aval et celle-ci s'éloigna peu à peu de l'embarcadère en bois. Au devant, à la proue, deux d'entre nous aidèrent à la manœuvre avec de longues perches. Ainsi lancé, le navire fila calmement sur les eaux. Ce premier jour de navigation, Beleg nous livra quelques enseignements. La lampe retrouvée dans l'antre du loup était celle d'argent associée à la lune et qui avait disparu depuis bien longtemps. Malheureusement, elle était désormais trop endommagée et son feu éteint pour toujours. Depuis lors, le grand loup ne s'était plus approché du Berceau ni du palais. Les lieux de vie des elfes avaient repris une vie paisible tout comme la mère de Beleg qui se portait mieux à présent.
Au fil des jours, l'embarcation poursuivit la descente des flots négociant leurs sursauts et épousant les courbes de la rivière. Munis de perches, deux d'entre nous disposés à la proue aidaient à la manœuvre et, lorsque je m'affranchissais de cette tâche, j'aimais converser à la poupe avec le bateleur de choses et d'autres. Et, assis près du gouvernail, lors des silences entrecoupant nos discussions, je m'abandonnais à tirer quelques bouffées de ma pipe. J'appréciais ces instants de repos au rythme langoureux du courant sous un soleil estival, la sensation agréable de communier avec la nature. Ces moments de silence que seul le clapot de l'eau provoqué par la coque fendant les eaux brusquait. J'observais Baldac. Le maître bateleur connaissait son affaire et gouvernait juste, évitant les rochers à fleur d'eau comme les branches basses. Il prenait garde de s'éloigner autant qu'il puisse de la rive orientale en bordure de la forêt. Je le vis même sourire lorsque nous entendîmes des rires subreptices presque enfantins. Ceux-ci se noyaient instantanément dans le tumulte des eaux sous des éclaboussures argentées lorsque nous tentions d'en apercevoir l'origine. Parfois, avec de la chance, je pouvais entrapercevoir un visage féminin évanescent. Les demoiselles du Lac nous tenaient compagnie et se jouaient de nous. Cela fit sourire Baldac car il voyait là un signe de bonne augure. Le jeune Anrulf pour sa part gardait son sérieux et, troublé, guettait son arc en main les mouvements aqueux. Je m'approchais de lui et le rassura. Nous n'avions rien à craindre des Dames.

Puis un matin, nous aperçûmes les premiers contreforts de Bourg-les-Bois. Nous atteignîmes le village sans y faire halte et poursuivîmes vers Rhosgobel. Dans l'après-midi, nous entendîmes à nouveau les petits rires mais cette fois plus graves. Le bateleur se réjouit de sa chance de rencontrer non pas une mais deux des trois Dames du Lac au cours de notre voyage. Je compris alors que la première fois seule une d’elles s'était jouée de nous. Mais à peine me faisais-je cette réflexion que notre embarcation fut rudement secouée. Je m'agrippais comme je pus au bastingage qui courait le long de la coque évitant ainsi de tomber à la renverse.
Beleg, situé à la proue, eut moins de chance car il lâcha sa perche qui disparue dans le lit de la rivière pour se retrouver les fesses sur le pont.
Vannedil, secoué, disparut derrière un amas de caisses. Anrulf réussit à garder son équilibre. Le navire prit de l'allure. Me retournant, je compris à la tête de Barald qu'il ne maîtrisait plus son bateau. La vitesse de l'esquif s'accéléra encore. Nous étions éclaboussés par les flots. La barque tapait du nez soulevant des geysers. Nous peinions à tenir sur nos deux jambes et c'est accroupi que je rejoignis le bateleur à la proue. J'enserrais le gouvernail et tous deux nous tentâmes de guider le navire vers la rive mais sans succès. Celui-ci, si cela était même possible, s'engouffrait dans les eaux à vive vitesse. Il fusait au milieu de la rivière entre ses deux rives survolant les flots. Dans le tumulte et le bruit assourdissant des eaux en furie, j'entendis Vannedil crier "
Demoiselle du Lac merci pour votre aide mais nous y arriverons sans elle croyez-moi !". Pour seule réponse, des rires s'élevèrent de l'eau. Je vis alors l'homme d'Esgaroth farfouiller dans un coffre, y extraire un filet, et s'avancer tant bien que mal jusqu'à la proue. Arrivé près de Beleg, l'elfe lui hurla "
Accrochons nous ! Peut-être veut elle nous amener au plus vite vers Radagast ?" Sur quoi,
Vannedil rétorqua "
Une aide bien dangereuse alors !" et, sous les paquets d'embrun, détrempé, il jeta son filet au-devant du bateau qui disparut aussitôt sous son étrave. Sur ce
Beleg vagit "
Non ! Elles ont toujours été nos alliées !". Vannedil le regarda et beugla dans le brouhaha infernal des eaux déchaînées "
Et bien maintenant, elles nous rient au nez !". Mais à peine avait-il prononcé son dernier mot qu'une nouvelle secousse vrilla le navire. L'embarcation tangua pour filer droit vers la berge orientale car le lit de la rivière tournait vers l'ouest. A sa poupe, je me crispais sur le gouvernail tentant de maîtriser ne serait-ce qu'un peu notre trajectoire mais rien n’y fit, le choc était inévitable.
Dans un bruit fracassant de bois éclatés, le navire percuta les rochers de la rive. Sa coque explosa et voyageurs comme marchandises furent projetés en tous sens s'éparpillant comme des brindilles aux quatre vents.
Beleg fut le plus prompte et d'un réflexe inouï parvint à s'accrocher à une branche basse pour retomber ensuite sur ses deux pieds. Nous n'eûmes pas cette chance et nos vols planés nous promirent un atterrissage plus pathétique.
Vannedil en soufra le plus. Nous grimassions de douleur lorsque retentit derrière nous dans les flots un simple rire amusé.
J'aidais Balac et
Beleg pensa
Vannedil. Arnulf guettait les alentours son arc dans ses mains. Son inquiétude était palpable et il avait bien raison. Notre position était fâcheuse. Nous étions sur la rive est, à la merci de la forêt, blessés, notre embarcation en lambeaux de bois, nos marchandises perdues pour la plupart et dans l'impossibilité de traverser la rivière à la vue de son fort courant et de sa largeur. Non, rien d'encourageant.
à suivre...