L’ÉCRIVAINE.
Qu’arrive-t-il donc à Helen ? Ou plutôt que m’arrive-t-il, chaque fois que je la croise ? Une sorte de vertige, sans aucune raison, une aversion immense qui me submerge. Une impression de froid. Je n’aurais certainement pas dû lire ses textes : ils me révèlent une part d’elle-même que j’aurais préféré oublier. Depuis qu’elle écrit ce genre de récits, je pense qu’elle a tellement changé que quelque chose d’irréversible est en train de lui arriver. Nous partageons les bancs de l’université Cornell, avons suivi les mêmes cours d’écriture créative. Elle s’est avérée être la plus douée de notre petit groupe d’étudiants – au point qu’elle a suscité des jalousies, des rumeurs ont couru sur elle. Certains ont commencé à dire qu’elle les questionnait avec une telle intensité qu’ils ne pouvaient s’empêcher de lui révéler leurs secrets les plus intimes – et tous ces secrets se retrouvaient dans les nouvelles dont ensuite elle proposait la lecture devant la classe du Dr Wendy Gray : celle-ci était d'ailleurs visiblement fascinée par les dons de son élève. Quant à mes médiocres productions, elles paraissent totalement insignifiantes, au regard des méandres de psychologie abstraite, glaciale et effrayante dont Helen est capable. J’ai désormais l’occasion d’en savoir plus: le Dr Grey nous a donné rendez-vous dans la bibliothèque de l’université, bien après les heures de cours : je pense qu’elle veut tirer les choses au clair avec Helen, peut-être avec moi ? Pourtant je ne sais pas grand-chose – sinon que ma condisciple écrit souvent dans cette bibliothèque, notamment dans la petite salle de réserve, celle qui contient les livres les plus anciens.
Me rendant au rendez-vous, traversant le campus désert et glacial, dont les lampadaires s’éteignent les uns après les autres, je me demande ce que veut le Dr Grey: elle redoute peut-être que la réputation de son cours et la justification même de son poste soient compromises, en cas de plagiat par exemple, ou de divulgation de vie privée – car les productions les plus remarquables du cours doivent être publiées par le journal universitaire en fin d’année… Qu’ai-je à faire avec cela ?: elle a dû remarquer ce lien de compréhension tacite qui m’a lié, que je le veuille ou pas, depuis longtemeps à l’étrange Hélène… J’ai d’ailleurs dans la poche une enveloppe contenant le manuscrit de sa dernière nouvelle, qu’elle m’a donné ce matin, comme cadeau confidentiel – que je n’ai pas encore eu l’occasion – ou le courage – d’ouvrir. La peur que je ressens est incompréhensible, à moins que je ne recule devant ma propre jalousie, d’écrivain raté à écrivaine exceptionnelle, une envie absolue.
« Hey, bonsoir, Hugues… », dit une voix près de moi. Émergeant de l’obscurité, Wendy Gray, enveloppé dans son manteau d’hiver, son visage femme noire encadré de la coiffure afro qu’elle entretient comme un manifeste, se distingue à peine des ténèbres environnantes. « Vous êtes au rendez-vous, je vais ouvrir la bibliothèque - j’ai reçu un message de Mlle Atwood, disant qu’elle nous attendait – mais je ne comprends pas où. Que lui arrive-t-il, elle si exacte lorsqu’elle écrit, pour avoir ce caractère erratique, et, je vous le dis franchement, dangereux… ». Dangereux ? Jusqu’à quel point ? Je suis presque tenté de parler à Grey du texte qu’elle m’a donné – mais comme je n’ai pas eu le temps de le lire, je m’abstiens.
Nous déambulons dans les couloirs obscurs qui nous font descendre au deuxième sous-sol de la bibliothèque sécurisée, réservé aux ouvrages anciens. Grey ouvre la porte, une grille, une seconde porte. Elle allume les lumières. Assis à une petite table, nous attendant dans l’obscurité, Helen, assise, des feuilles de papier devant elle -: elle est en train d’écrire… « Mlle Atwood, comment êtes-vous entrée ici ? » s’indigne la professeure – mais son ton est peu crédible. Je me dis que l’explication la plus logique est qu’elle s’est faite enfermer – mais la bibliothèque était fermée aujourd’hui. A-t-elle volé un double des clés ? Ou l’explication serait-elle tout à fait différente ? Que peut au juste savoir, ou pouvoir faire, Helen ? Tout ? Tandis que je me pose cette question, je ne soupçonne pas encore que de cette bibliothèque, je ne vais pas, de sitôt, pouvoir sortir…
Helen lève vers nous son visage pâle : « Bonsoir Wendy, bonsoir Hugues… C’est amusant, professeur, j’étais précisément en train d’écrire sur vous » - « Qu’est-ce qui vous autorise !?… Je suis venu signaler que je ne veux plus de vous à mon cours, et j’ai tenu à le faire en présence d’un témoin. Sauf si vous expliquez la technique malsaine par laquelle vous entrez dans l’esprit des gens – tout comme vous avez apparemment pénétré dans cette bibliothèque. Ce n’est pas digne d’un vrai écrivain… » - « Wendy, dit Helen, vous avez beaucoup de choses à cacher, mais vous restez à la surface des choses ; vous êtes bien moins bien placée que Hugues pour juger de qui est un véritable écrivain ». Le teint de Mrs Grey vire au gris, tandis que j’observe la jeune femme: la main de Wendy tremble dans la poche de son manteau, et j’ai un pressentiment inquiétant. Il faut que j’interrompe cette situation tendue: je sens l’enveloppe de ma poche: « Attendez, vos accusations sont peut-être exagérées: Helen m’a donné cette nouvelle, et – l’enveloppe portant mon nom – je pense qu’elle y révèle peut-être des choses qui me concernent, en y jetant un coup d’œil, je pourrais vous dire ce qu’il y aurait ou pas d’outrancier… »: je vois quelque chose de presque triomphant et de cannibale dans le regard d’Helen, qui sourit. « Prends, et lis », dit-elle.
En ouvrant l’enveloppe, je suis saisi d’une vague appréhension: que contient ce texte, y aurait-il là quelque chose de dangereux ou de compromettant, pour moi ou pour Grey? Je constate avec étonnement que tout en nous parlant, Helen continue à noter et à écrire, d’une écriture minuscule, comme si elle décrivait ce qui en train de se dérouler. Et je me rappelle soudain comment, il y a de cela deux ans, en première année universitaire, j’ai rencontré la jeune femme, déjà assez bizarre, mais sans aucun rapport avec l’étrangeté de son actuel regard noir et fixe. Notre conversation porta sur les coïncidences anormales, et sur la façon dont les lignes du temps parfois se superposent et s’inversent… « Ainsi on pourrait toujours tout connaître, pour peu que l’on soit déjà dans le futur », me disait Helen. « Mais alors, cela supposerait de n’être plus dans le présent ? » – « Non bien sûr, mais il suffirait de laisser derrière soi une image, un double, que les autres prendraient pour vous. Cela doit être possible, avec un peu de concentration » - « Mais ce double, cette image, comment persisterait-t-il ? Il lui faudrait bien quelque chose à quoi s’accrocher, s’alimenter, ne serait-ce que pour se maintenir comme simulacre ? » — « Il est certain que ce serait tout un travail de trouver un moyen de subsistance… », disait Hélène - qui déjà à cette époque avait presque complètement cessé de se nourrir normalement. Je crois que je commence à sentir quelque chose que j’essaye de repousser. Est-ce mon esprit d’artiste qui élabore cette fiction angoissée ? Soudain, le Docteur Grey sort de sa poche un revolver…
Helen sourit, sans cesser de continuer à écrire. « Arrêtez, Hugues, - dit Wendy - nous n’avons pas besoin de cela pour savoir que ce qu’elle fait, tout ce qu’elle écrit, ce qu’elle nous prend – cela devrait être interdit ». Que faire? Je parcours des yeux la bibliothèque, avec l’espoir de me mettre à l’abri, de quitter ce huis-clos étouffant. Je me tourne vers la porte, mais je constate qu’elle est absolument close et fermée, comme scellée, et il fait soudain très froid ! Et sans prévenir, Gray tire, et me blesse au bras gauche ! « Docteur, vous êtes folle ! » - « Non, je lui donne ce qu’elle veut, du sang humain ; Helen, c’est bien ce que tu as demandé ? ». Helen sourit faiblement, et je perçois en elle, non plus une frêle jeune femme, que j’aurais pu aimer, mais les linéaments spectraux d’une vermine parasite, qui se nourrit de la vie, de la chaleur, des esprits des êtres !
Mais alors que je soutiens mon bras blessé, et que le sang coule sur le sol, la scène soudain, tourne différemment: c’est la silhouette du Dr Gray qui devient floue, alors que l’incrédulité se lit sur son visage, et qu’Helen dit d’une voix douce : « Désolé, Wendy, mais comme je sais tout de vous, que tout a été écrit, vous appartenez tellement à mon passé… Tandis que j’écris depuis un futur où vous n’existez pas… » Helen déchire une page du texte qu’elle écrivait si soigneusement, les lumières vacillent, et quand elles se rallument, Grey a disparu !
Je suis seul face à celle qui plus que jamais semble une simple image, aux yeux fixes et noirs : « Voilà le pouvoir de l’écrivain, dit-elle, faire vivre ou cesser de faire exister, réecrire la réalité – mais pour cela il faut s’absenter de soi, avoir toujours un temps d’avance, ou de retard, Hughes. Toi, tu es juste à l’heure, tu es mon ami, et nous pourrions écrire ensemble – mais pour cela il faut que tu saches lire en toi et en moi ». Je comprends qu’il me faut lire maintenant ! Je ne peux m’empêcher de parcourir une dernière fois la pièce des yeux, les feuilles du texte d’Helen à la main – et voici qu’entre les rayonnages, j’entrevois un miroitement sombre, une sorte de porte dans l’espace ou le temps, par laquelle, peut-être, cette image d’Helen est entrée, et peut-être la seule sortie ? « Lis, dit Helen, sans quoi tu ne pourras me rejoindre… ». Tout devient noir alors que je lis – et pourtant je peux lire…
Je comprends très vite, trop vite – car le temps se dilate, est modifié. Helen se lève de la table, s’approche de moi, alors que, mon esprit courant sur et entre les lignes, je vois s’y déployer tout mon passé… « …Et le seul futur qui te reste, celui de me rejoindre où je suis, hors du temps, où nous jouirons de la connaissance parfaite de tous les esprits, laissant derrière nous nos images qui se nourriront de leur chaleur, transformant toute vie humaine en de merveilleux textes bien à nous. Viens, Hughes. ». Mon sang versé reflue dans mon bras, je vois ouverte cette porte vers un espace hors du temps et de l’espace, où Helen, bien plus que vivante, m’attend, un livre à la main. Je fais un pas en avant, Helen est devant moi et derrière moi.
Et soudain, je comprends le sens de ce qu’elle dit, et la faille de sa séduction : je peux choisir de sortir de cette attirance de la totalité, et éteindre l’appel anormal du hors-temps ! D’un bond de côté, je me rue sur une étagère de livres anciens, et heurte volontairement mon front sur le rayonnage. Mon intention est de tout ramener au présent de mon corps, fût-ce en le détruisant. Helen une dernière fois m’implore: « Hughes, mais, tu ne pourras plus écrire… ». Je perds conscience.
Quand la police me retrouva dans la bibliothèque close, et qu’elle me questionna longuement sur les disparitions de Helen et Wendy, je ne pus que prétendre que je savais que les deux femmes étaient parties ensemble. Mais les feuilles de papier retrouvées, couvertes de l’écriture de Helen – et de moi – m’accusaient suffisamment… Désormais, à la bibliothèque a succédé une cellule austère, sans livres – mais on me donne suffisamment de feuilles de papier et de crayons pour que je puisse raconter mon étrange histoire d’amour avec Helen, la parfaite écrivaine. J’espère que personne ne la lira.
Fin.