Année 2959 T.A.
Les étrangers venus de l'Est
Sessions 40 à 41
Castel-Pic, ses montagnes, ses mines, nous les laissions derrière nous en ce début de printemps. Nous y avions combattu, longuement et férocement, l’engeance gobeline. Depuis la bataille des Cinq Armées, elle n’avait plus été autant présente mais, aidés des mineurs, nous avions pu la refluer dans les tréfonds des cavernes. A présent, fourbu, je retournais vers le Sud, vers Bourg-les-Bois et les miens, accompagné de Beleg et Vannedil. Nous étions partagés car nous avions lié des amitiés mais aussi pleuré la perte de nombreuses d’entre elles. Les combats face à ses maudites créatures avaient été meurtriers.
Au terme du voyage, la nuit venant et sous la menace d’un orage tempétueux, nous optâmes pour une pause dans ma ferme non loin du chemin. Encore trop éloignés, nous n’atteindrions pas le village de Bourg-les-Bois et autant nous préserver d’une froide et désagréable rincée. Nous atteignîmes le corps de ferme avec l’arrivée des premières gouttes. Le tonnerre grondait dans les cieux obscurcis. Nous nous mîmes à l’abris dans la petite dépendance où je passais mes nuitées lors des récoltes estivales. Rapidement, un feu crépita dans l’âtre. Au dehors, la pluie redoubla soudainement et gifla la porte et les volets clos de la maisonnée. La nuit était tombée.

Toc.
Toc. Toc.
Un, puis deux puissants coups résonnèrent sur la porte en bois de la masure. Surpris, je hélais un « Qui est là ? ». Une voix féminine me répondit, demandant l’abris pour la nuit. J’ouvris la porte. Dans son entrebâillement, je vis trois voyageurs détrempés : deux femmes et un tout jeune garçon. La première des deux femmes était jeune et jolie. Ses cheveux blonds et son teint clair me firent immédiatement songer à une femme de la région. Néanmoins, elle portait une armure inhabituelle pour les locaux. Elle était une guerrière comme l’attestait l’épée battant son flanc. Son physique contrastait fortement avec celui de ces deux compagnons. L’un des deux était une vieille femme au visage buriné, d’une peau sombre et tannée. A l’évidence, elle était originaire de l’Est lointain, au-delà des grandes plaines bordant la vaste Forêt Noire, de ces terres éloignées dont je ne savais que peu de choses. Elle tenait par l’épaule un jeune garçon de dix printemps, douze tout au plus. L’enfant était assurément de la même ethnie que sa protectrice, sa peau était tout aussi foncée, ses cheveux fins coupés courts. Tous deux étaient vêtus d’habits amples et chamarrées, inhabituels pour notre contrée. Je m’écartais et les invitais à entrer. Je nous présentais et, la jeune guerrière fît de même. Elle se nommait Athala, la vielle femme Nazhin et le garçonnet Sanjar. Tous trois vinrent se réchauffer près de l’âtre rougeoyant. Le jeune enfant détonnait par sa démarche gracieuse et sa posture élégante. Ses manières étaient celles d’un nobliau. Malgré sa fatigue évidente, telle une nourrice attentionnée, Nazhin prenait grand soin de lui et s’attardait sur de vilaines blessures situées à la base du cou de son jeune protégé. Beleg, en bon guérisseur, le constata et proposa son aide.
Comme nous le confia Athala, nos trois visiteurs voyageaient vers Rhosgobel. Elle cherchait un refuge pour ses deux compagnons de route. Ils fuyaient l’Est. Ils fuyaient leurs persécuteurs, ceux qui avaient pris le pouvoir de leurs terres en chassant les vieilles aristocraties, ceux qui vénéraient le grand œil. A ses yeux, les Hommes des Bois combleraient ses attentes sécuritaires car elle avait confiance en eux. Elle nous avoua alors être une Leofring. Ce peuple nomade était des éleveurs et avait lié amitié avec les Hommes des Bois. Sur leurs chevaux, ils suivaient les pâturages d’estive le long de vallons, au sud de l’Anduin. Mais, quelques années avant la mort de Smaug, les orques et les Hommes de Dol Guldur les pourchassèrent et les exterminèrent pour leurs montures. Les survivant traversèrent la grande rivière et fuirent vers le Champ de la Celebrant, lieu d’une grande bataille passée. Ainsi disparurent les Leofring des rives de l’Anduin.
Sanjar dévoila ses blessures à Beleg. Des zébrures avaient meurtri les chairs de son dos. Le pauvre enfant avait été le martyr de ses bourreaux. L’Ombre sévissait partout, même dans l’Est lointain. Sa barbarie était sans limite. Tout d’abord inquiète, la vielle femme se détendit lorsqu’elle perçut les bonnes intentions de mon ami et comprit l’apaisement de Sanjar. Le jeune garçon remercia curieusement Beleg en lui prenant délicatement sa main secoureuse et en l’embrassant. Un silence s’imposa. Le feu crépita à nouveau et je rassasiais son appétit en lui livrant une bûche.
Attendri par nos voyageurs, Vannedil leur proposa de cheminer ensemble vers Bourg-les-Bois dès le lendemain et de leur présenter, là-bas, qui de droit pour les aider. Beleg interrogea alors Athala et lui demanda de nous conter comment une si jeune Leofring avait atteint cet Est lointain des rives de l’Anduin. Curieusement, Athala ne rechigna pas aux confidences : « Je ne suis pas venu dans les Terres Sauvages uniquement pour trouver un refuge. J’ai ici une vengeance à accomplir. J’avais six ans lorsque mes parents furent tués puis, capturée, je fus vendue comme esclave à la famille de Sanjar. Dans mon malheur, la chance m’a souri car l’on m’a traité dignement et enseigné l’art martial pour devenir un protecteur émérite. Je n’ai malencontreusement pu sauver que Sanjar et sa nourrice parmi les siens de l’assaut qu’ils subirent. Puis, nous avons fui vers l’Ouest à la recherche d’un havre. Mais ici, je me dois aussi de tuer un homme. Ma famille fut massacrée par des orques mais aussi par des hommes encore plus cruels qui avaient vendu leur âme au Nécromancien. L’un d’eux, leur chef, un jeune homme – peut-être plus jeune que je ne le suis à présent –, a occis mes parents de sa propre épée. Il s’est délecté de son acte assassin et jamais je n’oublierai son visage résolu. Ses yeux d’un bleu glacial, son front haut, sa courte barbe sombre, sa grande taille, tous ces détails sont marqués profondément en moi. Ce monstre sans pitié hante mes jours et mes nuits depuis lors. Désormais, il doit être âgé d’une quarantaine d’années. S’il vit toujours, je saurai le reconnaître. Je le trouverai et le tuerai de ma lame aussi froidement qu’est son métal. Après cela, je n’aurai plus qu’un désir : retrouver mon peuple, tous ceux qui vivent encore. ». Lorsqu’elle se tut, je croisais le regard de mes amis. La description d’Athala ne laissait aucun doute dans nos esprits, Morgdred était sa vengeance. Devions-nous lui dévoiler cette identité ? Nous faire complice d’un assassinat ? La soirée s’égraina, silencieuse.
Nous partîmes à l’aube. Le soleil avait repris ses droits et émergeait derrière un rideau nuageux éphémère. Il réchauffait le sol détrempé et ses rayons réfléchissaient leur lumière sur les myriades de flaques éparses. Celles-ci miroitaient sur le chemin étroit où nous cheminâmes pour rejoindre celui, plus large, menant à Bourg-les-Bois. Arrivé au village, je bifurquais et abandonnais mes compagnons de route pour rejoindre ma famille. J’avais hâte de les retrouver – Sus-je que mes heures avec ma Beranhild étaient dorénavant comptées ? Était-ce une prémonition ? Peut-être – et je savais aussi Sanjar et les siens en bonnes mains. Mais avant de nous séparer, j’échangeais avec mes deux amis sur Athala et ses ambitions vengeresses. Nos avis divergeaient. Je poussais pour la patience et la sagesse, de ne pas précipiter la jeune femme contre Morgdred. Laisser le temps faire son office, attendre l’occasion d’une rencontre. Beleg prêchait pour mettre au grand jour les méfaits méprisables de cet homme. Si Athala disait vrai, celui-ci était un agent de l’Ennemi. Lors du Conseil du Nord, il avait lui-même dévoilé être un ancien prisonnier des geôles de la Colline du Tyran. Beleg me rappela notre expérience dans celles de Dol Guldur. Être aux mains de l’Ombre meurtrissait inévitablement et durablement son âme. Quand bien même y subsistait-on, comment ne pas avoir son cœur irrémédiablement noirci ? Vannedil suggéra de précipiter une rencontre fortuite avec Morgdred, qu’Athala puisse le dévisager, l’identifier. Cette option était périlleuse. Ne serait-ce point-là jeter la jeune femme dans la gueule du loup ? Espionner Mordred dans sa forteresse. Comment ? Pousser Athala à rejoindre les terrassiers de la vielle route naine ? Assurément trop dangereux pour sa propre existence, surtout que nous la savions éprise de vengeance irrépressible. Certes, nous voulions l’aider pour qu’elle puisse confondre Morgdred de sa félonie aux yeux de tous mais nous divergions sur la méthode. Nous en restâmes à nos interrogations lorsque je les quittais au bout du trajet.
Puis, Beranhild s’en fut. Une fièvre printanière l’emporta. Paisiblement, elle ferma ses yeux à l’aube d’un matin pluvieux. J’eus le cœur triste et noué. Je me désengageais des préoccupations alentours pour me recentrer sur ma fille. Je sus néanmoins que nos visiteurs d’un soir furent recueillis amicalement à Rhosgobel, qu’ils trouvèrent enfin refuge dans leur fuite. Beleg consulta Radagast mais notre indécision sur l’aide à apporter à Athala demeura. Mais en l’état, ma tristesse éclipsa tout autre sujet de mes pensées et ces préoccupations me parurent futiles.

à suivre...